dimanche 2 mars 2008

Je sais bien que le bonheur n'existe pas

C’est en la voyant sur son lit de mort que j’ai fait cette découverte. Bien que nous ne soyons pas des parents si proches, mon père et moi étions venus pour la levée du corps: en dehors de ma grand-mère, qui ne pouvait pas se déplacer, elle n’avait plus que nous. L’employé des pompes funèbres a dit que la personne chargée de sa toilette mortuaire n’avait pas réussi à lui fermer complètement la bouche; j’ai le souvenir qu’il exprimait une sorte de surprise désolée, un embarras qui me sembla sonner faux et que je me suis ensuite demandé si en réalité, il n’avait pas tout simplement voulu avoir l’occasion d’en parler.
Je me souviens que cette bouche béante m’a choquée. C’est sans doute pour cela que j’ai détourné le regard sans comprendre qu’il y avait quelque chose à voir. Pour le reste, elle était telle que je la connaissais, ses quelques cheveux blancs bien peignés, petite silhouette tassée, pas de cou, peu de jambes, d’apparence plus frêle couchée qu’en station verticale, position dans laquelle son physique râblé n’évoquait pas la fragilité. Elle était née avant le siècle et pour moi, je la connaissais depuis toujours: j’étais une gamine et j’ignorais alors que je ne savais rien d’elle ni de personne.
Ce jour là je me trainais. Je m’ennuyais mais cela m’était égal, je n’avais envie de rien, pas même de fêter mon anniversaire, qui allait pourtant bientôt survenir: au contraire, j’aurais voulu que le temps s’arrête. Je n’avais pas encore onze ans, le printemps ne faisait que s’annoncer et j’en étais à mon deuxième mort de l’année. Ma deuxième morte, devrais-je dire, puisque c’était les femmes de la famille qui me semblaient soudainement tomber comme des mouches. Un mois auparavant j’avais enterré ma mère sans réussir à verser une seule larme et là je me retrouvais à devoir accompagner mon père aux funérailles de mon arrière-grand-tante. Cette journée avait démarré comme les précédentes, dans une sorte de brouillard intérieur, compact et finalement rassurant, dont je n’essayais même plus de sortir. La voix paternelle m’a pourtant ramenée au réel comme par traitrise: «oui, elle avait bien une double dentition; et en bon état ou presque, encore à son âge… c’est vrai que c’est rare».
Je me revois lever la tête vers mon père, alors en pleine conversation avec l’employé des pompes funèbres et la directrice de la maison de retraite, puis tourner mon regard vers la bouche de tante Germaine et effectivement constater la présence d’une double rangée de dents, en haut comme en bas. Je n’avais pas dû prononcer deux mots depuis le début de la journée, aussi est-ce avec surprise que je m’entendis demander : «mais comment est-ce possible?». «Ses dents de lait, me répondit-il. Elles ne sont pas tombées et les autres ont poussé quand même».
La nuit précédente, j’avais fait mon cauchemar habituel: presque toutes mes dents tombaient, une par une, et j’arrachais celles qui restaient. Dent qui tombe, rêve de mort, disait ma grand-mère. Le songe n’était pas prémonitoire: je savais déjà, pour la tante Germaine. Et pour ma mère, il n’était plus temps. Ou s’il était prémonitoire, cela ne voulait dire qu’une chose : nous allions tous mourir. Etait-ce qu’il fallait comprendre? La série noire ne faisait-elle que débuter? Et dans ce cas, qui allions-nous enterrer le mois prochain? Je priais pour être en tête du convoi, je me disais que j’en avais assez de suivre. A dix ans, on vient d’entamer sa première année d’âge à deux chiffres et on ne sait pas qu’on n’a qu’une vie.
Une vie, une seule.
Sauf, peut-être, quand on a deux rangées de dents? Après tout, Germaine avait bien eu deux maris…
«Tu sais, ma tante n’a pas eu une vie bien heureuse», me dit ma grand-mère quand je l’interrogeai. «Elle a perdu sa sœur très jeune», continua-t-elle de sa voix fatiguée, quand elle vit que je ne la tenais pas quitte pour si peu; le temps que je comprenne que la sœur en question était sa mère à elle, morte en couches, elle avait déjà enchainé. «Elle a ensuite perdu deux maris et dû durement travailler, drôle de vie». «Elle n’a pas eu d’enfant», dit-elle enfin, avant de fermer les yeux pour signifier la fin de l’exposé et sans qu’on puisse savoir si ne pas se reproduire avait été une tristesse de plus ou une consolation au milieu du reste.
J’essayais de mettre ce compte-rendu pour le moins succinct bout à bout avec d’autres petites phrases, entendues çà et là, à la faveur des quelques rares visites à la maison de retraite ou des commentaires qui s’ensuivaient. Je me souvenais avoir entendu ma mère évoquer le «physique de bouledogue» de sa grand-tante, ainsi que sa vie étriquée et son avarice; mon père avait répondu qu’elle ne risquait pas d’être prodigue, n’ayant jamais rien eu, mais qu’elle ne laissait rien perdre – question de moyens. «Déjà quand elle était jeune, elle avait un sacrée caractère» avait dit un jour ma grand-mère à mon père, en catimini, alors que ce dernier revenait du bureau de la directrice. Ce dimanche-là, Germaine nous avait emmenés passer un instant dans le jardin pour expliquer qu’elle ne supportait plus sa compagne de chambre, qui racontait toutes sortes de bêtises, prétendait-elle. «Elle a été jusqu’à dire qu’un ouvrier avait voulu la violer la semaine dernière, tu parles! Elle n’est pas seulement gâteuse, elle est folle à lier et elle m’empêche de dormir. Si on ne me change pas de chambre, il va arriver un malheur!» Ma mère était là, elle s’était moqué et avait dit tout bas à mon père «mais c’est qu’elle mordrait…», je me souviens qu’il avait retenu un sourire et dit à la tante qu’il allait voir ce qu’il pouvait faire. Je crois qu’à la visite suivante, elle n’était plus dans la même chambre, mais était-ce pour cette raison? Il s’écoulait du temps entre nos visites…
«Pourquoi Germaine n’a-t-elle pas élevé Grand-mère?» demandai-je un jour à mon père. «C’était sa nièce.» «Ta grand-mère avait un père, me répondit le mien. Et ce n’aurait pas été un cadeau, tu sais, Germaine en était certainement consciente. – Elle avait mauvais caractère à ce point-là ? ai-je rétorqué, suffoquée. – Non, ce n’est pas pour ça, n’exagérons rien, dit-il en souriant de son air las. Son mari buvait et la battait, je suppose qu’elle n’avait pas envie de mettre un gosse au milieu de tout ça. D’ailleurs, elle n’en a pas eu.»
Je ne comprenais plus rien: j’avais toujours entendu Germaine évoquer Léon comme étant son amour de jeunesse, ce qui m’avait conduit à supposer qu’il s’agissait de son premier mari ; son second mariage, contracté à l’âge mûr, ne pouvant à mes yeux être entaché de quelque romantisme que ce soit. «C’était bien son amour de jeunesse, confirma mon père. Mais les parents n’ont pas voulu qu’ils se marient, il était promis à une autre. Qui ne l’a pas rendu heureux. Elle aussi a dû se marier, mais… je t’ai dit. Ils ont ensuite tous les deux perdu leur conjoint. Des années plus tard, les hasards de la vie leur ont permis de se retrouver, ils étaient restés dans leur région et aucun d’eux n’avait oublié l’autre, ils se sont alors enfin mariés. Ca n’a pas duré longtemps, Léon est mort assez vite, mais ils ont été heureux, même si pour les enfants, c’était trop tard. Ta grand-mère était déjà une jeune fille quand Germaine a épousé Léon, elle était élevée. Elle l’aimait autant qu’elle avait détesté le premier mari de sa tante et m’a toujours dit qu’ils étaient follement amoureux.»
A dix ans, c’est souvent difficile de se représenter les adultes, surtout d’âge mûr, amoureux et s’adonnant aux activités qui découlent de l’état en question. Quand en plus il s’agit d’une arrière-grand-tante aux cheveux clairsemés et dotée d’une allure de pot-à-tabac, pour reprendre l’une des charitables expressions de ma mère, il faut déployer des trésors d’imagination pour envisager le mariage sous l’angle d’une idylle romantique. Pour ma part, je n’avais jamais écouté les anecdotes de la tante Germaine sur son Léon qu’avec beaucoup de détachement et sans plus m’y intéresser qu’à ses déboires avec ses compagnes de chambre. Et avoir découvert qu’elle avait deux rangées de dents ne m’avait pas incitée à l’imaginer en train de se faire embrasser. C’est donc très brutalement que je me retrouvai et d’une, propulsée de l’hospice de vieux à Vérone, et de deux, fêtant la victoire de dents de lait que rien n’avait pu faire tomber au lieu d’y pleurer la mort des amants… Sans doute avais-je besoin de cela à ce moment-là; toujours est-il que Germaine occupait beaucoup mes pensées.
Nous avions rapporté de sa chambre quelques vieilles photos et une bague, qui m’allait au majeur. Mon père proposa de me la donner et je m’assurai qu’elle venait bien de Léon et pas du premier mari. «Elle n’a rien gardé de lui», m’assura-t-il. Ma grand-mère confirma d’un geste; elle ne répondait plus à mes questions que de manière très brève et sortait de moins en moins de son lit. Je rêvais encore de dents qui tombaient mais au matin, j’enfilais la bague de Germaine à mon doigt et me sentais mieux.
Le jour de mon anniversaire, mon père me proposa de m’emmener déjeuner au restaurant routier du village voisin, où il allait parfois. Je l’y avais déjà accompagné et connaissais la serveuse de vue: une toute jeune femme, courte sur pattes, un peu trapue, au décolleté avenant, vive et qui sans être jolie semblait plaire. Une fois la voiture garée et le moteur arrêté, nous primes conscience du caractère inhabituel du fond sonore. Au lieu du brouhaha attendu, la voix forte de Mike Brant, qui nous happa plus encore une fois la porte poussée. «Qui saura, chantait la voix, Qui saura, qui saura, qui saura Qui saura me faire oublier dites-moi…» A leur table, les clients semblaient étonnamment silencieux. Figée devant le téléviseur, la serveuse était en larmes et le patron fit signe à mon père de s’approcher, pour s’adresser à lui en levant les yeux au ciel: «Cette fois il s’est pas loupé. D’une terrasse, mort sur le coup. Un beau gosse comme ça, qu’avait tout pour lui, c’est quand même bête…». Le visage de la serveuse était inondé de larmes. Celui du chanteur apparaissait en gros plan sur le poste couleur, l’œil plissé et la bouche largement ouverte sur une note qui n’en finissait pas: «Qui saura me faire oublier dites-moi Ma seule raison de vivre Essayez de me le dire» Sa voix chaude résonnait dans ma tête. «Je sais bien que le bonheur n'existe pas», poursuivit-il, et je me souviens m’être alors dit que personne ne savait rien sur personne et encore moins sur le bonheur. La caméra s’éloigna et la télé le montra en pied. Il était jeune, grand et beau. Je ne savais rien de plus à son sujet, si ce n’est qu’il était un chanteur pour teen-agers. A cette époque je venais à peine de démarrer l’apprentissage de l’anglais mais j’avais retenu que les âges en teen, c’était seulement à partir de treize. Je n’en étais pas encore là, c’était le jour de mes onze ans. Onze: un et un, le premier un pour la décennie qui venait de s’écouler, le second pour celle qui démarrait.
Le patron nous désigna une table d’un geste de la main et mon père me fit signe de m’asseoir en me dégageant une chaise. Je tournais et retournais la bague de Germaine autour de mon doigt.

Geneviève Alméras 

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